Derrière le masque [Fabien]

J’avais encore une sacrée route avant d’atteindre Stakhaven. Le voyage était long, mais je tenais enfin les bonnes informations au sujet de ces démons de chantristes. Autant s’en occuper rapidement, et de passer à autre chose. Cela faisait un moment que j’enquêtais sur ces trafics d’enfants, et de surcroît, des chantristes en étaient responsables, écœurant.

Voyageant avec une monture volée – toujours la même –, j’avais débarqué dans une petite bourgade, assez exténué par le voyage. Par chance, il s’y trouvait une auberge, et peut-être que j’avais suffisamment sur moi pour y passer une nuit. Au pire, je pouvais toujours dormir à la belle étoile, un peu plus loin, mais vu la froideur de l’extérieur en ce moment, je préférais un toit au-dessus de ma tête pour cette nuit. Si je pouvais éviter de mourir dans mon sommeil, que ce fût de froid ou d’une lame, ça m’irait ..

Je descendis de ma monture et la trimbalai derrière moi jusqu’à atteindre l’auberge en question. Avant d’entrer dans les écuries de l’établissement, je m’arrêtai, sentant un regard sur moi : je me tournai bêtement, mais il n’y avait personne dans les rues. Sans doute ma paranoïa qui reprenait le dessus. J’ajustais le masque d’Hirondelle avant d’entrer et d’y laisser ma monture.

Poussant la porte de l’établissement avec nonchalance, je gagnai rapidement le comptoir de cette auberge vide. Au moins, j’étais assuré d’avoir une chambre pour la nuit. Je demandai alors une chambre pour la nuit, déposant une pièce sur le comptoir. L’aubergiste me regarda de haut en bas avant de prendre la pièce avec une certaine méfiance : mon masque orlésien devait faire son effet. Puis, on déposa sur le comptoir une clé, avant de m’indiquer « la quatrième porte du couloir ».

Sans réellement échangé avec lui davantage, je ramassai la clé – accompagné d’un hochement de tête en signe de remerciement – et pris gentiment le chemin des escaliers. Et cette sensation, cette espèce de regard posé sur moi ne me quittait pas : je gardais une main prudente sur Modeste, au cas où l’on s’en prendrait à moi dans ma propre chambre.

J’ouvris tout de même la porte sans me retourner, avant de la fermer derrière moi. Laisser éventuellement l’opportunité à ce potentiel suiveur que je savais qu’il me suivait n’étais pas une chose à considérer.  Je tâchai de ne pas faire de bruit, dégainant lentement mais silencieusement Modeste avant de la garder proche de mon corps et de me placer à côté de la porte et d’attendre.

J’en aurais au moins le cœur net.

Le couloir était bien trop calme : prudemment, j’entrouvris la porte de ma chambre pour jeter un œil à l’extérieur. Vide. Fronçant des sourcils dans un certain élan de perplexité, je refermai la porte et rengainai ma lame. Probablement que l’elfidée trompait mes pressentiments.

Fermant la porte à clé, je pris ensuite la direction du lit pour y déposer ma sacoche. Je retirai mes gants, mon masque, et finalement ma veste, me laissant vêtu d’une ample chemise relativement claire – parcourue de tâches de sang séché qui ne partait plus vraiment au lavage, et jaunie un peu à certains endroits par la sueur. Je roulai des épaules, Modeste toujours à la ceinture, avant de m’étirer complètement, passant ensuite une main dans mes cheveux pour les ébouriffer. Puis, je m’assis sur le lit.

Le trajet avait été long et fatiguant, il fallait dire. Même que j’avais toujours ma paranoïa en état d’alerte, et mon vécu m’avait toujours dit de lui laisser raison. S’il n’y avait personne dans le couloir au moment où j’ai entrevu, probablement que cette personne se tenait encore dans les parages, je devais me méfier, mais sans le montrer. Car à montrer que j’étais sur mes gardes, je me grillerais moi-même, et probablement que je ne saurais jamais le fond de l’histoire. Je soupirai, avant de fouiller dans la poche de mon blouson et d’attraper un roulé d’elfidée. La meilleure arme pour qu’on me foute la paix.

Dans un lent mouvement, j’attrapai également un cierge, que je rapprochais de l’elfidée coincée entre mes lèvres pour l’allumer. Dès la première latte, je sentis mes épaules se relâcher, et une sensation de chaleur monter. Je soupirai la fumée, le yeux clos, focalisé sur le seul souhait de faire le tri sans pour autant ne pas manquer d’alerte. Je pris une seconde latte avant de défaire un peu les lacets de ma chemise, la tête soudainement plus claire.

Je pourrais peut-être compter sur la déstabilisation pour que la situation penche en ma faveur.

Après une autre latte de pure détente, l’elfidée coincée dans ma bouche, je poursuivis le détachement des lacets de ma chemise, avant de la retirer, elle aussi. Puis, je me levai, songeant à où pourrait se trouver ce quelqu’un, si on m’espionnait réellement. Si la personne n’était pas dedans, elle pouvait être dehors, dans le froid, simplement penchée à la fenêtre en train de guetter. Dans un mouvement souple, reprenant en main ma chère et folle muse végétale, je tournai le dos à la fenêtre, faisant mine de guetter la petite bibliothèque, presque vide, se trouvant à côté de mon lit.

Et puis, j’entendis un bruit provenant de l’extérieur, ce qui me fit sourire. Mes sens avaient donc raison.

Mais je n’agis pas tout de suite. Car s’il s’agissait bien d’une maladresse de la part de ce potentiel – et pathétique – espion, ce dernier s’attendrait à une réaction de ma part, et donc avait tous ses sens en alerte, prêt à bondir. Mauvais plan. Je terminai donc en silence d’embrasser tendrement mon elfidée, le regard plongé dans un ouvrage, et une fois cette passion entièrement consumée, je fermai le livre doucement avant de le poser sur l’étagère.

Je m’approchai ensuite du lit et attrapai mon masque, que je remis avec une certaine précaution. Modeste était encore à ma ceinture fort heureusement, lame discrète et légère. Ma meilleure alliée dans ce genre de situation ambiguë et périlleuse.

Lentement, je m’approchai donc de la fenêtre, me posant discrètement près de la fenêtre, collé contre le coin de la pièce, le regard attentif. Il me semblait en effet apercevoir quelque chose de sombre se mouvant au gré du vent, ce qui me fit sourire. Puis, je m’accroupis, dans l’espoir de passer à quatre pattes jusqu’à me placer sous la fenêtre. Et j’attendis un peu. Tristement, ouvrir la fenêtre, cela voulait dire causer pas mal de bruit et perdre un temps précieux. Donc, si je voulais le faire, il me faudrait le faire d’un coup sec.

J’analysais le mécanisme d’ouverture de la fenêtre, une main sur Modeste en avance : il ne s’agissait que d’une poignée à tirer, comme toute fenêtre classique. Cela dit, il me faudrait me redresser davantage pour l’atteindre, le tout sans donner l’alerte : donc en soi, une manœuvre complexe.

Progressivement, je me redressai sans faire le moindre bruit, le bras gentiment tendu, dans l’espoir d’être caché par le cadre des fenêtres, en quête de la fameuse poignée. J’attendis quelques secondes. Je tirai la poignée d’un coup sec, ouvrant subitement les deux fenêtres, dégainai Modeste et la pointai vers l’extérieur, légèrement vers le bas. Je tombai nez-à-nez avec une silhouette, placée juste dessous la fenêtre, ce qui me laissait perplexe : la pauvre silhouette semblait ne plus savoir où se mettre. J’arquai un sourcil sous mon masque.

◊ Je vous déconseille de sauter, vous vous casseriez une jambe vu vos capacités de survie négatives.

◊ Sauter n'est pas dans mes projets.
◊ Le contraire m’aurait étonné, tu te serais brisée la nuque.

Amusé, je poussai un léger ricanement imbibé de succulent sarcasme. Qu’avais-je encore mérité pour me coltiner un pot de colle pareil ? Mais elle ne resta pas trop longtemps pétrifiée par la surprise, et rajouta une phrase qui fronça mes sourcils.

◊ Qu'est-ce que tu fais ici ?

J’analysai la question, songeur. Le ton familier et le timbre de sa voix m’indiquaient que ce n’était pas seulement une étrangère. Pourtant .. je ne me souvenais pas de son visage ? Certes, je ne pouvais pas me rappeler de tout le monde, ma foi, mais là ?

◊ Je m’excuse, mais .. on se connaît ?

Mais pas le temps de réellement converser : la jeune femme – probablement ivre, à monter sur un toit pour chasser un homme qu’elle pensait connaître – avait dégainé son épée. Désireux d’en savoir plus tout de même sur cette curieuse histoire, j’eus en un battement de cils une idée. Sans réfléchir plus que ça, je lui attrapai le poignet armé, et sans prendre le temps de jauger nos carrures respectives, je la tirai d’un mouvement sec vers l’intérieur. Comprenant que pour la plaquer au sol, il me faudrait mes deux mains, je lâchai Modeste un peu plus loin, et profitai de l’élan engendré par le corps de la jeune femme pour la saisir à deux mains, la retourner, et la plaquer au sol, mon poids sur le sien.

◊ Bon, assez fait mumuse avec le bord de cette pauvre fenêtre.

Je gardai une ferme emprise sur ses poignets, quelque part dans l’espoir de lui faire lâcher son arme, mais aussi pour la maîtriser un minimum. Mon regard se planta dans le sien, en quête d’indices sur qui diable elle pouvait bien être. Je gardai une posture imposante, voire intimidante, avant de rapprocher mon visage d’elle, parlant d’une voix grave, rauque et basse afin que personne ne vienne nous emmerder. Par chance et précaution, j’avais mon masque : elle se ferait bien plus mal à me donner un coup de crâne qu’elle me ferait de dégâts.  

◊ Qui es-tu ? Qui t’envoie ? Et t’as plutôt intérêt à me répondre.

Je pensais que je n’avais pas besoin de lui rappeler qu’elle n’était pas tant en position de ne pas m’obéir. Je gardai tout de même mes sens en alerte, dans le cas où elle tenterait quoi que ce soit de stupide. Ne savait-on jamais.

Cette drôle de furie commençait à se montrer hésitante. Elle avait d’abord essayé de lutter, mais mes questions semblaient l’avoir comme perdue. Etait-ce si compliqué de dire un nom, même un faux ? Décidément ..

◊ Personne ne m'envoie. Je n'ai pas besoin qu'on m'envoie...

Je haussai un sourcil. Une solitaire ? Elle pensait sincèrement que j’allais avaler ça ? Je retins un rire devant le jeu d’actrice qu’elle dévoilait sous mon corps tendu.

Cela dit, son regard s’égarait bien facilement sur ma personne : tant mieux, j’avais retiré ma chemise dans l’unique but de déstabiliser un peu. Je devais quand même admettre que je ne m’attendais pas à être autant déstabilisant .. La cicatrice à l’épaule ne devait pas aider. Ouais, elle était hideuse, t’as vu ?

Mon regard masqué se perdit également un instant sur la stalkeuse que j’avais en-dessous de moi en ce moment. Elle ne semblait pas frêle, ni même costaude. Elle ne semblait pas galérer à se nourrir non plus, vu les formes que longeait mon regard attentif en ce moment même. Il était difficile de déterminer sa provenance selon le teint de sa douce peau, ou la rousseur de sa chevelure.

Je m’arrêtai dans mon observation que lorsque mes pensées se demandaient la saveur de cette douce peau, protégeant faiblement son lisse cou. La position et la tenue n’avaient pas vraiment aidé, mais je suis le genre d’homme à ne pas me laisser aller : il n’y avait rien de pire qu’une valse en solitaire. Surtout pour elle. Je me raclai la gorge discrètement pour sortir de mon embarras, ce qui me fit constater le silence gênant qui nous enveloppait à présent.

L’oeil gêné qu’elle me lançait occasionnellement – à moi ou au meuble le plus proche – avait le don de m’amuser. Il y avait cette étrange et captivante lueur dans ses yeux, mais qui, à vraiment creuser la question, ne me disait vraiment rien.

◊ Ne fais pas comme si tu ne me connaissais pas...

Je sentais comme une pointe d’amertume dans sa voix. Confus, mais encore alerte malgré tout, je réfléchissais avec intensité. Elle sonnait comme une femme délaissée dans un lit au cœur d’une nuit d’hiver. Cette fois-ci, ce fut à mon tour de perdre mon aise.

Je ne me pensais pas capable d'oublier un tel corps, si je l'avais déjà vu, .. n'est-ce pas ?

Il me fallut un battement de cil supplémentaire pour m’apercevoir que j’avais desserré mon emprise sur ses poignets : je les raffermis aussitôt et subitement. Autant bonne comédienne elle était, j’avais hélas l’habitude de ce genre de comportement, particulièrement car j’étais celui qui en abusait à longueur de journée. User du pathos pour déstabiliser, il n’y avait rien de tel. Je m’approchai d’elle une fois de plus, glissant mes lèvres masquées près de son oreille.

◊ Ne fais pas comme si t’avais déjà oublié les questions que je t’ai posé. Quelqu’un t’a forcément envoyée à moi, je veux des noms, ma belle, et je les veux maintenant.